« Se taire ou partir, les cadres n’ont que deux options »

Epuisés, stressés, frustrés, isolés… Les cadres souffriraient sans jamais oser se révolter. L’analyse du sociologue Denis Monneuse, qui publie Le silence des cadres, enquête sur un malaise

 

 

"Se taire ou partir, les cadres n'ont que deux options"

« Les cadres critiquent la façon dont ils sont eux-mêmes managés. Ils ont l’impression que les discours et les chartes sur la qualité de vie au travail ne s’appliquent pas pour eux », estime le chercheur Denis Monneuse.

Reuters/Rick Wilking

 

Vous rappelez au début de votre livre que la question du « malaise » des cadres revient régulièrement dans l’actualité. Qu’avez-vous voulu apporter de nouveau?

C’est vrai que l’on en parle quasiment depuis que le statut existe. J’ai cherché à savoir s’il s’agissait d’un mythe ou d’une réalité, mais par une approche qualitative plutôt que par un énième sondage. J’ai rencontré plus d’une centaine de cadres pour essayer de comprendre ce qu’ils vivaient vraiment. Ce qu’il en ressort, c’est qu’ils souffrent surtout d’un manque de reconnaissance.

Sous quelle forme?

Financière pour certains. Ils ont l’impression de travailler beaucoup pour une rémunération finalement pas si élevée. Rapportée à un salaire horaire, elle n’est parfois pas plus intéressante que pour un employé. Au point que des entreprises font face à une crise des vocations: des employés ou techniciens ont l’impression d’avoir tout à perdre à passer à l’échelon du dessus.

Mais le sentiment d’être reconnu ou non se joue aussi dans les relations que les cadres entretiennent avec les directions générales. Or la coupure que l’on observe traditionnement entre le management de terrain et la DG vaut aussi pour les cadres supérieurs. Ils ont beau être proches des lieux de décision, ils se sentent mal informés des stratégies, par une direction qui se replie sur elle-même et ne leur fait pas confiance. Même à un haut niveau de hiérarchie, les cadres tiennent donc un discours extrêmement critique. Ils n’ont pourtant que deux options: se taire ou partir. La règle qui vaut pour eux est là même que celle qu’appliquait Jean-Pierre Chevènement aux ministres: « fermer sa gueule ou démissionner ».

Certains facteurs de mal-être sont-ils propres à notre époque?

Ils ont évolué avec le temps, oui. On connaît aujourd’hui une phase d’intensification du travail. Les cadres ont plus de temps libre, mais quand ils travaillent, ils le font plus qu’avant. Les nouvelles technologies obligent à être joignables en permanence. C’est une source de mécontentement quand l’équilibre entre vie professionnelle et privée en souffre.

Les cadres critiquent aussi la façon dont ils sont eux-mêmes managés. On leur demande d’être proche du terrain, à l’écoute des salariés, mais ils ont l’impression que les discours et les chartes sur la qualité de vie au travail ne s’appliquent pas pour eux. Ils reprochent à leurs supérieurs un management « par Excel », centré sur la mesure des performances, qui ne les aide pas à progresser.

Vous décrivez aussi le « pseudo-travail intellectuel » exercé par beaucoup de cadres. Ils seraient sous-utilisés?

La première compétence demandées aujourd’hui par les entreprises est la réactivité. Elle passe devant la qualité du travail. Cela crée une frustration chez les salariés perfectionnistes ou pour qui le travail compte beaucoup. La volonté de bien faire est bafouée par la nécessité de travailler vite. Le fossé se creuse entre le niveau d’études toujours plus élevé demandé pour accéder à ces postes et l’impression d’exercer un travail de plus en plus administratif. La disparition progressive des assistantes de direction renforce ce phénomène. Le travail de réflexion est plutôt confié à des consultants extérieurs.

A vous lire, le « silence » des cadres semble toutefois relatif, puisque certains trouvent des moyens d’exprimer leur mécontentement…

La première forme d’expression, c’est la défection. Face au malaise, les cadres quittent leur poste pour partir faire autre chose: créer une entreprise pour disposer d’une plus grande marge de manoeuvre, se reconvertir dans le monde associatif ou l’économie sociale et solidaire pour retrouver du sens, etc. On observe quelques exemples de ces changements de vie lors des plans de départ volontaires. Mais ces belles histoires restent une minorité. Seuls ceux qui ont les ressources financières ou le réseau nécessaires peuvent se le permettre.

D’autres choisissement la protestation, mais elle est très rare dans ses formes traditionnelles. Un cadre fait grève en moyenne 0,8 seconde par an… Ils sont quasiment absents des syndicats protestataires, comme la CGT. L’un des seuls moments où ils peuvent négocier une marge de manoeuvre, c’est lors de la fixation des objectifs en début d’année, même si ça n’a rien de spectaculaire. Ils profitent aussi de quelques rares espaces de parole pour rompre le silence et exprimer leurs difficultés, ce qui peut expliquer, par exemple, le succès du coaching.

Vous décrivez aussi des cadres en retrait, désengagés dans leur travail. Quelles conséquences pour les entreprises?

Certains optent pour un silence stratégique. Concrètement, ils font le minimum, n’approfondissent plus les dossiers, préfèrent garder leur sécurité et leur confort plutôt, par exemple, que d’alerter la direction sur des dysfonctionnements. Ils peuvent aussi cesser de transmettre des informations à leurs collaborateurs par peur de perdre en crédibilité auprès de leurs équipes. Les entreprises ont tort d’ignorer ces comportements car la résistance au changement n’est pas toujours le fait de la base, elle peut aussi venir des cadres.

Le statut de cadres, qui recouvre des situations très différentes, est-il toujours pertinent?

Je pense qu’il est devenu une fausse promesse. Quand le terme est apparu au début du XXe siècle, les cadres étaient très peu nombreux et proches de ceux que l’on appelle aujourd’hui les cadres dirigeants. En augmentant leur nombre, on leur a donné une plus faible autonomie et moins de responsabilités. Pourtant, passer cadre est devenue indispensable pour faire carrière dans une entreprise. On connaît tous des mauvais managers qui le sont devenus sans le vouloir, parce que c’était une étape obligatoire pour réussir.

Plutôt que de parler de cadres, il faudrait réfléchir à un statut du manager. Aujourd’hui, des chefs d’équipe, par exemple, encadrent des salariés sans le statut de cadre, alors que beaucoup de cadres n’encadrent qu’eux-mêmes. Revenir à cette notion de management permettrait de mieux réfléchir aux pratiques de ceux qui l’exercent vraiment.

Vous appelez les entreprises à « chouchouter » les cadres, jusqu’à les faire passer avant les employés. N’est-ce pas un peu provocateur?

Je crois que les accords pour la qualité de vie au travail devraient être centrés sur le management, parce que quand les cadres vont bien, leurs équipes aussi. Les entreprises devraient s’inquiéter de voir la santé des cadres au travail se dégrader, notamment la hausse des burn-out ou de l’absentéisme chez les cadres moyens et intermédiaires. Elles ont encore tendance à y voir des déficiences individuelles et non collectives. Si les cadres restent les grands oubliés du bien-être au travail, ils transmettront leur stress et leur malheur à leurs collaborateurs, et le phénomène s’étendra au lieu d’être circonscrit.

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