Les entreprises travaillent dans l’urgence pour répondre aux nouvelles exigences d’une compétition économique qui a basculé dans le champ du temps. Il faut être plus rapide que ses concurrents si on veut survivre. Ceci entraine une transformation du travail en entreprise et des conséquences pour l’individu.
La rupture a eu lieu dans les années 1980, en Europe, lorsque le capitalisme financier a succédé au capitalisme industriel. Or, tout les oppose : le rapport au temps, au profit, et à l’entreprise. Bien sûr, l’entreprise était déjà une source de profit, mais elle n’était pas que cela : elle était aussi une source de réalisation, une œuvre construite autour d’un métier ou d’un produit précis. Cela a été le cas pour les grands capitaines d’industries tels que Marcel DASSAULT, Francis BOUYGUES, mais aussi pour Bill GATES ou Steve JOBS. Pour eux, la passion du produit, du métier est essentielle. Ils étaient animés d’une pulsion de réalisation avec l’ambition de changer les modes de vie, voire le monde. Dans le capitalisme financier, au contraire, l’entreprise n’existe que comme une marchandise, un produit financier que l’on va valoriser au maximum avant de le vendre en réalisant le gain le plus important possible. On est dans une pulsion d’accumulation d’argent. Ce capitalisme a tendance à n’obéir qu’à une seule logique, celle de l’enrichissement, et à ne plus prendre en compte la dimension humaine ou celle de l’intérêt général. En ce sens, c’est un capitalisme mortifère, qui crée du désordre et de l’instabilité.
Dans ce contexte économique, l’entreprise privilégie une culture de la réactivité extrême et de l’adaptabilité permanente au détriment de la compétence longuement accumulée, de la culture du métier, de la loyauté professionnelle. Ces qualités demandées peuvent être source d’angoisse et aboutir à un travail médiocre. Cette injonction à la flexibilité et à la performance toujours plus poussée est lourde de conséquences pour l’individu. Elle peut entrainer des pathologies d’épuisements. Le travail réel semble avoir disparu pour les dirigeants.
Nous sommes passés d’une logique du « combien » et non plus du « comment ». On ne s’occupe plus du qualitatif. On augmente sans cesse les objectifs, imposés plus que négociés.
Il n’y a plus de travail de pédagogie, plus le temps de l’appropriation. On assiste à une fuite en avant permanente, ou la réorganisation devient souvent une fin en soi et n’est plus évaluée. Par ailleurs on assiste à une inflation, une avalanche même, des process et du reporting, qui ont pris le dessus sur le management.
Cela a rendu le lien managérial abstrait et a alourdi le travail. La procédurisation étouffe le cœur du métier, le lien social et la créativité.
Par ailleurs ces logiques de l’urgence ont érodés les relations humaines et les temps de convivialité.
Extrait de l’entretien du sociologue et psychologue Nicole AUBERT (Entreprises & Carrières n°1187 du 8 au 14 Avril 2014)
PARCOURS
– Nicole AUBERT est professeure émérite au département Stratégie, hommes et organisation d’ESCP Europe. Ses travaux de recherche portent notamment sur l’impact des nouvelles temporalités (urgences, immédiateté…) et sur ce que vivent les individus dans leur contexte de travail.
– Elle est l’auteure entre autre du « Culte de l’urgence » (Flammarion 2003) et des « Tyrannies de la visibilité » (Erès 2011)